Petite enfant qu'elle s'avérait être autrefois, naïve et candide, Coline se posait tout un tas de questions à propos du monde au sein duquel ils vivaient. Bien entendu, comme pour la plupart des jeunes enfants, ses questions ne trouvaient généralement pas réponses aussi facilement qu'elle le souhaitait, celles-ci traitant de sujets que même les parents négligeaient, eux qui représentaient le savoir suprême durant l'enfance, et que pourtant eux aussi avaient posées à leur âge : pourquoi le ciel était-il bleu ; pourquoi j'ai les yeux bleus, moi, et pas elle ; dis, pourquoi les animaux ça ne parle pas ; pourquoi la neige c'est froid ? Toutes ces petites interrogations quotidiennes auxquelles on leur répondait, le plus souvent : tu le sauras quand tu seras plus grande. Et, déjà très jeune, Coline maudissait cette réponse un peu trop facile.
Cependant, elle la méprit un peu moins quand elle fut amenée elle-même à en user, pour la première fois à l'âge de sept ans. Annie et elle jouaient alors dans leur chambre, la plus jeune coloriant consciencieusement son dessin et l'aînée regardant droit dans les yeux une poupée blonde au sourire un peu trop grand que sa mère lui avait achetée pour son anniversaire. Celle-ci continuait de la toiser de son expression de psychopathe, quand soudain la cadette leva le nez de ses pastelles et l'interpela de sa petite voix, un gros crayon bleu dans la main.
"Coline, si tu as des ailes, tu fais quoi avec ?"
Sur le coup, la grande sœur crut qu'il s'agissait de curiosité, d'une question d'oiseaux.
"Je vole… Les ailes servent à voler aux oiseaux."
Mais quand les grands yeux de la benjamine s'agrandirent en deux énormes points d'interrogation, Coline dut revoir complètement sa théorie.
"Non ! Si des ailes poussent dans ton dos maintenant, tu fais quoi avec ? Tu les utilises comment ?"
Sur le coup, elle ne sut quoi répondre. Déjà, pour quelle raison lui poser une telle question ? D'où lui venait cette idée incongrue à la base ? Pas des pâquerettes qu'elle était en train de dessiner en tout cas… à moins que ce ne soit pas des fleurs au final. Coline pencha la tête pour vérifier, fit la moue par la suite, contrariée. C'était elle ou sa petite sœur avait colorié le ciel en rouge ?
Dans tous les cas, Coline ne détenait aucune réponse à sa question ; elle avait beau se creuser la tête, elle ne voyait d'autres idées que celle de voler… Après tout, que pouvait-on faire d'autre avec une paire d'ailes ? Pas grand-chose, même rien du tout… Une solution qu'à présent Coco voulait contredire.
Dix ans après cette petite discussion entre sœurs, l'adolescente s'eut souvenu de ce vide ancestral qui était né de son manque d'imagination à l'époque. Alors, au pied levé, dès qu'elle eut fini de se préparer pour sa nouvelle journée de cours, Coco s'empressa de déverrouiller le clavier de son téléphone et de chercher le numéro de sa frangine qui devait, elle aussi à cette heure, se préparer pour l'école. Un petit message matinal, douze cents partis en fumée. Elle rangea son téléphone dans son sac, accrocha ce dernier à son épaule, arrangea sa frange : d'apparence toujours aussi négligée, néanmoins, à côté de sa tenue vestimentaire quotidienne, elle possédait un certain charme. Un charme collégien, pour reprendre les mots de sa charmante mère. Et terminant d'ajuster son sourire et de déplisser son sweat, l'aînée prit la porte. Il lui fallut toutefois plus de deux essais pour se rappeler qu'il fallait non pousser, mais tirer cette dernière pour qu'elle daigne s'ouvrir.
La journée s'annonçait, encore une fois, terriblement longue…
Et comme elle s'y attendait, le qualificatif se révéla extrêmement faible. Elle fut même amenée à bénir chaque sonnerie annonçant la fin d'un cours, plus encore celle qui lui signala le début du temps de déjeuner. Un temps de déjeuner qu'elle passerait encore esseulée dans un coin, mais durant lequel du moins elle ne se contraindrait à rien ; ni à comprendre les formules compliquées qu'elle avait déjà apprises l'an dernier et qu'elle ne comprenait toujours pas ; ni à essayer de comprendre les déblatérations en anglais d'un professeur tout aussi incohérent. Heureuse donc dans l'âme de se retrouver seule, Coco se dirigea vers son casier, remarqua durant sa courte halte que celui de son voisin n'avait toujours pas été réparé. Elle sourit bêtement en repensant à ce qui s'était précédemment produit ici. Elle claqua doucement la porte de sa case en prêtant le pas, cette fois, en direction du réfectoire.
Shintaro s'était révélé une personne fort gentille, quoiqu'un tantinet niaise. Il possédait un elle ne sut quoi qui la charmait, qui rendait sa compagnie agréable et qui ne la désobligeait dans aucun sens. Il savait vivre, vivre le moment, et rire surtout. Il savait rire de ce qui le rendait particulier, ce qui n'était pas son cas, trop d'expérience derrière. Une expérience qui, semblait-il, lui tapotait l'épaule droite. L'adolescente, idiote quelque part, pivota de ce côté, avant de remarquer qu'il ne s'agissait là de son amertume, mais d'une blague qui se cachait derrière son autre épaule. Une rapide rotation sur elle-même pour constater que son débiteur s'avérait être celui dont le casier adhérait au sien. Coco n'osa sourire ou même rougir, se contenta de répondre aux salutations de l'individu, aussi bien orales que physiques, au dépit du rose sur ses joues qui contrastait avec les couleurs froides de l'entièreté de son ensemble.
Il lui demandait si elle allait bien et elle prit le temps de réfléchir une seconde avant de hausser les épaules. Quelle importance.
"On va dire ça."
Et éludant un éventuel pourquoi - auquel de toute manière elle aurait encore répondu d'un haussement d'épaules -, Coco se reprit, fit semblant de tousser, car c'est vrai qu'il était très courant d'attraper un rhume en fin de saison d'été…
"Et toi, tu vas bien ?"
C'était peu dire, elle détestait ce genre de questions stupides. Alors certes, il s'agissait du genre de questions auxquelles tous pouvaient répondre sans mal et comme ils le désiraient. Du genre de questions ne nécessitant aucune connaissance particulière, qui l'arrangeait quelque part, mais qui lui déplaisait tout autant. Parce qu'un blanc sans nom s'installait derechef, qu'il allait en lourdeur, qu'elle ignorait encore comment s'en tirer, qu'elle se laissait écrasée donc sans oser protester, trop ennuyée pour.
C'était le genre de questions pour lequel Coco aurait préféré sauter par la fenêtre… dommage que celles-ci demeuraient trop hautes pour qu'elle puisse seulement les atteindre. Œillade rapide. Son regard retomba inéluctablement du bord pour échouer sur la masse de têtes qui marchait, puis patientait non loin. Probablement des amis de son interlocuteur, aucune certitude. L'adolescente baissa les yeux, remarqua de suite qu'elle s'était légèrement détournée du garçon, rougit davantage, faillit perdre le sac à son épaule.
Les lueurs fébriles du soleil par le cadran de la fenêtre luisaient encore dans l'immense bleu de ses pupilles désolées...
"Pardon, j'étais un peu ailleurs…"