Le dos contre le dossier de ma chaise, je me penchai en arrière pour tenir en équilibre sur les deux pieds postérieurs du siège. Les heures de colle ce n’était pas exactement ma tâche favorite : devoir rester assis pendant deux heures à regarder une bande de glandouilleurs professionnels s’envoyer des boulettes de papier ne me captivait pas. Mais l’avantage était que je m’entendais plutôt bien avec ce genre de personne, ce n’était pas comme si j’avais été plus sérieux qu’eux à l’école. Peut-être que je n’aimais pas cette partie du travail parce que j’avais justement vécu déjà mon quota de retenue. Et je l’aimais encore moins lorsque la salle était vide. La chaise en bois basculait d’avant en arrière au rythme que je lui donnais. Au final je n’avais qu’une hâte : rentrer retrouver Robynne, mais il ne serait pas là avant la fin de l’après-midi avec son boulot au piano bar.
Je me remis rapidement en place pour sortir une feuille vierge des tiroirs du bureau que j’occupais, et un stylo qui trainait dans ma poche. Combien devais-je encore économiser pour me payer mon école de mode ? Je faisais rapidement quelques comptes approximatifs sur ma feuille et constatai que j’avais économisé environ 3500€. C’était pas mal, mais pas encore suffisant pour deux année à l’école de mode. Le changement d’appartement pour quelque chose de plus grand n’était pas pour maintenant. Comment pourrais-je récupérer un peu plus d’argent ? Il fallait assumer en parallèle nos dépenses avec Robynne, mes folies d’envies de vêtements et l’entretien de ma guitare. Finalement je me coutais relativement cher. Je retournais à mon équilibre bipède de chaise avec un peu plus de désespoir. Ce boulot me plaisait moyennement. J’étais motivé et dynamique, mais mon mètre soixante quinze me donnait l’air d’un lycéen, et certains étudiants étaient plus vieux que moi. Pour dire les choses clairement, j’éprouvais parfois quelques… « difficultés » à me faire respecter. Heureusement, avec les lycéens ça allait comme sur des roulettes.
Mais à 14h pétante, quelqu’un perturba mes réflexions intérieures en entrant. Je faillis tout d’abord tomber de ma chaise – ce qui m’apprendrait enfin qu’il ne fallait pas basculer en arrière, comme mes professeurs me l’avaient dit et répété – et fis tomber ma feuille par terre. Avant de me vautrer magistralement, je retrouvais un certain équilibre et ramassai la feuille que je me précipitai de remettre sur le bureau pour avoir l’air sérieux. Je tournais la tête vers la personne qui venait d’arriver, et fut très heureux de croiser le regard de Joaquim. Un vieil ami que je connaissais d’internet et qui se retrouvait transféré à Suki Gakuen. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que je le voyais en colle. Je me levais rapidement pour lui serrer la main chaleureusement. L’élève que je surveillais jusque là sortit de la salle en ne me disant même pas au revoir, ce qui me passa totalement par-dessus la tête.
- Luce je suis tellement content de te voir ici ! Heureusement que c'est toi qu'est là bordel. Je suis injustement collé deux heures par un vieux chauve qui doit sans doute avoir sa femme qu'a la ménopause. J'te jure cette fois c'est vraiment pas ma faute j'ai même pas dormi genre j'écoutais il est venu me voir parce qu'il croyait que je dormais mais non j'avais les yeux ouverts j'sais pas ? C'est Jeanne D'Arc lui. ...Enfin ouais bon tu m'as compris.-Haha, le prof de géographie c’est ça ? Ris-je avec lui.
Ouais, il a la colle facile celui-là. Et puis bon, tu as bien vu son style vestimentaire… Costard gris, chemise blanche, ceinture noire, chaussures noires vernies, cheveux grisonnants tirés en arrière… Tu t’attendais franchement à bien t’entendre avec lui ? Joaquim, tu as les cheveux rouges à moitié rasés. Peu importe que tu sois gentil ou pas, tu seras son souffre-douleur. Après pour Jeanne d’Arc, je sais pas.Je riais un peu avec lui en lui mettant une tape sur l’épaule. Ca lui ressemblait bien de faire des références un peu à côté de la plaque, mais au fond ça m’arrivait souvent aussi. Nous étions très similaires quant à notre dynamisme, bien que Joaquim ait cette attitude un peu molle parfois qui ressemblait plutôt à un « je me prends pas la tête moi ». En tout cas, j’étais franchement content qu’il soit en retenue ici, j’allais un peu moins m’ennuyer s’il n’y avait que lui, car je ne vous cache pas que je connaissais des activités plus captivantes que surveiller des glandeurs faire des avions en papier à défaut de faire leurs devoirs.
Joaquim posa sa main sur mon épaule en me faisant arquer un peu un sourcil. Moi et le contact physique ça faisait deux, mais ça il allait vite le découvrir je crois. Pour le moment, je supportais un peu pour ne pas le froisser. J’étais content de le voir alors autant ne pas tout ruiner.
- Alooors ma Lucette ! Tu veux bien me laisser partir hein ? J'aurai aimé rester avec toi mais j'ai quand même des choses plus urgentes à faire. Puis franchement avouons le, ça t'arrangera aussi. Tu vas foutre quoi pendant deux heures, lire l'Odyssée ? Au pire personne ne viendra vérifier si j'ai été présent. Alleeer tu peux faire ça pour moi, j'aurai fait exactement la même chose à ta place.Je levais les yeux au ciel en réfléchissant à sa proposition. Il y avait effectivement peu de chance que quelqu’un vienne vérifier que je faisais bien mon travail. S’il n’y avait pas eu que lui en colle, je me serais débrouillé pour le faire sortir discrètement et le noter simplement sur la fiche d’appel après une petite signature, mais là, il était le seul collé pour les deux heures. Alors si je m’en allais – et même si je restais seul – une personne venant vérifier se rendrait forcément compte que je lui avais fait une faveur, ce qui était, comme tout le monde s’en doute, formellement interdit.
- Hey, tu me mets dans l’embarras là, Tost, fis-je en employant son surnom officiel.
Il y a peu de chance que quelqu’un vérifie que je fais mon travail, mais si quelqu’un le fait on est dans la merde tous les deux. Tu serais doublement voire triplement collé, et j’aurais un avertissement. Je suis pas sûr de vouloir prendre le risque pour deux heures.Je passais ma main dans mes cheveux blonds tirés en arrière à l’aide de mon éternel bandeau noir avec une certaine gêne. Ca m’embêtait pour Joaquim qui avait visiblement des choses importantes à faire, c’était certainement égoïste de ma part de ne pas lui trouver une excuse valable au cas où il y aurait une vérification. C’était ce que devaient faire les amis après tout. Je soupirais vaguement avant de m’asseoir sur le bureau en évitant ainsi le contact physique. J’avais une sorte de demi-solution, un compromis.
- Bon, les vérifications se font en général lors de la première demi-heure. Le directeur a aussi envie de finir sa journée à l’heure donc souvent à 14h30 il s’en va des bâtiments. Tu restes une demi-heure et on s’en va ? ca te dit ? Si tu as des choses importantes à faire je comprends que tu doives partir et c’est normal de la part d’un ami de t’aider, fis-je avec un grand sourire.