Je m'épanouissais dans mon travail. Je prenais moins de classes qu'avant dans la mesure où j'avais choisi de reprendre mes études et d'aller jusqu'à la thèse et ainsi devenir chercheur. Partir plonger avec des méduses et des crustacés était mon rêve le plus cher. Partir le faire en sous-marin pour observer des espèces des profondeurs abyssales encore méconnues relevait de l’utopie. Enseigner ma passion était un pur bonheur, et puisque j’avais déjà fait mes preuves en tant que pédagogue, on me donnait les classes de lycée scientifiques qui avaient choisi la spécialité des sciences et vie de la terre, et celle de certaines classes prépa. En tout cas, j’avais trouvé mes marques ici. J’étais professeur à Suki Gakuen depuis six ans maintenant. Enfin, quasiment. Depuis mes 22 ans à peu près.

J’avais donc plus ou moins pris mes marques ici. Je m’entendais bien avec certains professeurs quand d’autres me déplaisaient par leur comportement peu sérieux. Il fallait admettre qu’une part importante de ma personnalité tournait autour de mon sérieux qui parfois allait jusqu’à la rigidité, surtout quand j’étais en classe. La rigueur scientifique était très bien représentée avec moi. Je l’étais beaucoup moins quand j’avais l’occasion de me donner à ma passion dans des contextes moins stricts, pour ma culture personnelle par exemple.

En tout cas, j’avais mes petits rituels. Quand j’arrivais en salle des profs à 7h45, je prenais un café noir sans sucre dans la cafetière qui nous était dédiée. Pas extraordinaire, mais toujours meilleure que le distributeur des élèves. Je regardais le planning pour m’assurer que rien n’avait changé et que j’avais pris les bons cours. Je me préparais mentalement à mater les cancres de la classe qui m’attendait. Je discutais avec monsieur Ivan pendant cinq minutes – de 7h55 à 8h00 – et je partais donner mon cours dans la bonne salle. Pour le moment, j’en étais à la dégustation de mon café amer. J’aimais ce genre de boisson revigorante qui avait le mérite de bien vous réveiller pour la journée, et de ne pas laisser le loisir aux élèves de vous épuiser. C’était au professeur de fatiguer ses élèves, pas l’inverse.


Quelqu’un entra dans la salle des professeurs. Un homme grand, blond, le teint mat… Aussi mat qu’un Hawaïen pour être précis. Et surtout, je le reconnus immédiatement. Makaio Dan. Un garçon de 3 ans mon cadet qui s’en était pris à Kaleï sans que je sache pourquoi. Mais surtout, je m’en étais pris à lui par la suite. Et pas qu’un peu. Pas non plus tout seul. Je l’avais profondément détesté puisque Kaleï était mon petit protégé depuis qu’il avait à peine six mois et que sa mère avait fait de moi son baby-sitter. Il allait falloir adopter la stratégie de l’autruche : faire comme si je ne le reconnaissais pas. Un peu mal à l’aise, je vins vers lui pour lui tendre la main.

- Bonjour, commençai-je poliment. Vous êtes le nouveau professeur, c’est ça ? Dans quelle matière allez-vous exercer ?

Je m’efforçais d’être le plus naturel possible, mais si son identité m’avait sautée aux yeux, je ne doutais pas qu’il allait lui aussi se rappeler d’une personne qui l’avait plus ou moins martyrisé. Plutôt plus que moins.