Dans le fond, elle savait que c'était une mauvaise de se retourner parce qu'elle avait entendu au loin une voix l'appeler. Coco savait pourtant que plus jamais elle n'aurait dû répondre à l'appel du prénom Coline. Elle ne s'appelait plus Coline, mais Coco, il fallait qu'une bonne fois pour toutes elle l'intègre dans son crâne. Coline représentait le passé et elle avançait vers l'avenir. Elle tendait vers un avenir meilleur, et Coline resterait à jamais enchainée à ce passé qu'elle ne voulait plus connaitre. Ce passé qui se résumait au délai d'il y eut six mois jusqu'au jour d'aujourd'hui et auquel plus jamais elle ne souhaitait avoir affaire; seule Coline savait encore de quoi il s'agissait. Pas Coco.

Alors pourquoi avait-il fallu qu'elle se retourne… L'imbécile.

Sa mère l'avait attrapée au cou, et l'adolescente crut apercevoir, au loin, sa dernière heure arriver. Quel était son but exactement ? L'étouffer ? Lui faire regretter la décision qu'elle avait prise ? Non mais, il ne fallait pas rire de ces choses-là non plus ! Dans cette histoire, qui était la responsable et qui était la victime ? Rien que dans leur situation, les rôles étaient clairement déterminés, Coco suppliant sa mère à maintes reprises sans qu'elle ne daigne l'entendre de défaire son étreinte de son conduit respiratoire.

Une seconde de plus, et certainement aurait-elle succombé… succombé à l'hypocrisie apitoyante des gens de ce monde et auxquels, malheureusement, elle appartenait.

Une fois sa trachée libérée, Coco eut enfin tout le loisir de respirer - à grandes bouffées, ne savait-on jamais quelle autre humeur importune pouvait saisir sa génitrice - et d'enfin récupérer ses valises. Valises plus lourdes qu'elle ne l'avait imaginé. Encore heureuse fut-elle que des gens furent assez intelligents que pour intégrer de petites roues à cette grosse malle encombrante. Toutefois, son bonheur fut bien vite dissipé à la vue des escaliers qui l'attendaient afin d'atteindre les dortoirs.

Non mais quelle journée de galériens, décidément ! Et sa mère, venant tout juste de la quitter, qui en rajoutait une couche, et une autre, et encore une autre; et comment a été ta journée, ma Coline, et tu t'es fait des amis ? Alors tu l'aimes, ta nouvelles école ? Soupir. Gros soupir. A quand la paix, à quand la tranquillité d'un endroit clos ou encore la chaleur d'un bon lit douillet ? A l'écoute de la cohue qui se déroulait tout en haut, son petit doigt lui disait que ce ne serait pas ce soir qu'elle aurait cette sérénité, ce silence qu'elle désirait tant.

Vaincue par sa mère, par l'école, par une porte qui s'était ouverte trop vite en début de journée et d'une clé qui s'était coincée dans la fente d'une serrure pas si longtemps auparavant, Coco se résigna à grimper les quelques marches la séparant de la chambre qui lui avait été attribuée; autant ne pas songer immédiatement au couloir et aux embûches le parsemant qui l'attendraient très probablement par après. D'abord monter l'escalier, puis seulement s'attaquer au couloir. Toutefois, celui-ci meubla davantage de temps qu'elle ne le pensa : elle le gravissait, après tout, marche par marche, trainant au bout de ses bras le poids de vêtements et d'affaires dont elle n'aurait l'utilité qu'une, deux, trois semaines au plus.

Le plus décourageant fut qu'elle se vit contrainte de redescendre par la suite pour récupérer son sac de sport, bien rempli lui aussi, qu'elle avait oublié en bas. Une fois seulement son bien récupéré et l'étage de nouveau gagné, Coco souffla et jeta un coup d'œil au numéro de la chambre inscrite sur le papier qui, depuis le début de la journée, ne quittait ses mains.



Rapide coup d'œil et sans prendre la peine d'étirer la rallonge de la valise, l'adolescente emmena celle-ci à l'autre bout de l'étage, son sac de sport à l'épaule à proximité de son sac de cours qui, au passage, encombrait un peu plus ses mouvements. Elle avançait avec peine, mais avançait tout de même. Elle avançait en prenant garde à ne heurter aucun obstacle, aussi bien matériel qu'humain. Elle avançait en accord avec le "clic-clac" répétitif des petites roues de sa malle sur le plancher, jusqu'à reconnaitre le numéro de sa chambre, la chambre B-14. Dernier regard sur le papier, dernière vérification. Dernière inspiration. Coco frappa, incertaine, sur le bois de la porte, porta la main à ses lèvres en se demandant si cela était nécessaire, et appuya, après hésitation, sur la clinche. Son regard, puis seulement son visage s'invitèrent à l'intérieur. Finissant d'ouvrir la porte et remarquant sa solitude profonde, elle respira enfin.



Coco laissa tomber ses sac les plus embarrassant sur le lit vide de tout effet personnel, avant de s'y asseoir avec précaution, de peur, sembla-t-il, de ne provoquer ne serait-ce que le moindre bruit. Une main sur la poigne de sa valise et l'autre sur ses genoux, elle observa le silence. Un silence lui donnant l'occasion de décrire la pièce qu'elle venait de pénétrer. Une pièce vide de souvenirs et de tout repères. Une pièce dans laquelle sa présence la gênait, étrangement.

D'autres sacs et valises occupaient le lit voisin et ses alentours. Coco comprit alors qu'elle ne serait pas seule pour l'aventure de la nouvelle année scolaire, qu'elle aurait une fille aussi paumée qu'elle - elle osait l'espérer - juste à côté, logeant dans la même chambre, logeant dans le même air de renouveau. Décidément. A croire que tous les anciens avaient vidé les lieux pour faire de la place à tous les petits nouveaux, étant tous, cela dit en passant, aussi perdus que des lièvres dans un champ.

Après quelques minutes de réflexion, Coco se décida enfin à mettre de l'ordre dans ses affaires, s'attaquant en premier lieu à son lit manquant de tout, sauf peut-être du matelas, et heureusement : elle se serait franchement pas vue en transporter un tout au long du trajet qu'elle venait d'effectuer.

Au fil des minutes, un étau, un étau noir lui serrait la gorge. Un étau noir de craintes qui grossissait, se solidifiait et se resserrait, se resserrait tant que quand elle entendit le son de la porte qui s'ouvre Coco crut mourir étouffée par ses propres démons. Ses yeux arqués obliquèrent aussitôt sur l'entrée de la chambrée, son visage légèrement penché vers l'avant.

Qui était-ce ?

Elancée, d'une minceur à en faire pâlir, d'une allure décontractée, sans breloque pour s'encombrer. Et sa peau, claire, claire ou bien était-ce ses élégantes boucles brunes qui prêtaient à son épiderme cet aspect si pâle et à ses yeux fins cette nuance d'instance et d'autorité que décousait aussitôt son sourire, sourire franc et superbe: il donnait de la valeur à l'expression neutre et légèrement grave de son état vestimentaire.

Voilà ce qui traversait l'esprit de Coco alors que la nouvelle venue terminait de fermer la porte, que son oreiller lui échappait des mains et que la peur faisait battre ses tempes: une énumération de qualités à poser sur le visage d'apparence tantôt timide, tantôt accueillante de la brune chatoyante qui, d'une seule de ses paroles, parvint à lui aspirer le peu de contenance qui lui permettait de résister aux tremblements de ses différents membres. Cette fille, inconsciemment, de par sa gentillesse et de par sa présence d'esprit, même atténuée par la fatigue, lui inspirait force et fierté. Raisons pour lesquelles Coline fut sur le point de reparaitre de sous le lit. Raisons pour lesquelles, heureusement, l'heure des présentations retentit pour la sauver. Soupir et merci. Mille mercis. Son dos se détendit et ses yeux s'allégirent de quelques tensions.

Sa nouvelle colocataire portait le nom de Yui Hitoshi. Le premier réflexe de Coco à ceci fut de distinguer justement le nom du prénom avant de prononcer le moindre mot.


Ravie également de la rencontrer mais n'eut pas le courage de l'avouer. L'adolescente baissa les yeux. Bas, très bas, s'enterra sous terre, deux étages plus bas. Toujours plus bas, jusqu'au noyau de la terre. Elle ferma alors les yeux pour ne pas être blessée par les flammes.

La discussion ayant tant et déjà été son plus gros défaut, Coco redevint Coline le temps de quelques secondes, et finit d'apprêter son lit et de vider son sac de transport de quelques effets personnels, et tout ceci dans un silence olympien, dans pas un seul bruit de froissement. Enfermée dans sa bulle, elle ne prêta pas tout de suite attention à la question de la brune, et se sentit affreusement impolie en le constatant. Coco était assise au bord de sa couche, une main dans le fourretout qui lui servait de sac, l'autre avec une peluche dont le ridicule aurait pu la tuer si seulement elle n'y avait prêté qu'un regard. Elle regardait la dénommée Yui et ne cillait plus. A peine si elle pensait à respirer en même temps que réfléchir.


Quand ses yeux échouèrent sur le vieux poussin autrefois jaune et devenu blanc  dans sa main gauche, Coco s'empressa de l'expédier du côté de l'oreiller où, théoriquement, sa voisine n'était pas sensée l'apercevoir. Mais raté, une aile dépassait, et elle soupira, hésitant à imiter l'autruche et à fourrer sa tête dans le sac à sa droite. La honte. La très grosse honte. Coco ne se souvenait plus à quand remontait un tel sentiment d'humiliation. Ah si ! Il remontait à pas plus tard qu'il y a deux heures…

Comme quoi, elle pouvait avoir la mémoire courte…

L'adolescente tira sa main de la gueule en tissus qui l'avalait et se souvint de suite du contact du verre sous ses doigts. Pourquoi avait-elle emporté le cadre déjà ? Ah oui ! Elle avait, encore une fois, terminé de préparer ses bagages en catastrophe. Maintenant, peu importe, tant que la photo se trouvait bel et bien là, avec elle, au sein de cet internat.

Comment aurait-elle pu supporter un jour sans regarder, ne serait-ce qu'une fois, son sourire ? Son sourire un peu trop franc qui lui demandait, encore et encore : t'attends quoi pour enchainer, idiote que tu es ! Et comme secouée d'une violente décharge électrique, à même y laisser s'envoler le cadre avant de - soupir de soulagement - le réceptionner, Coco osa porter son regard sur celle se trouvant en face :


Question stupide et Coco en connaissait déjà la réponse.

Si le sac n'était pas aussi petit, nul doute qu'elle se serait déjà cachée dedans.

Coco ne s'attendait pas à tenir une conversation très animée avec sa voisine de chambre qui, dès son arrivée, paraissait ennuyée de voir son lit n'étant pas apprêté. Alors quand elle surprit la fatigue flagrante de Yui sur le point de rejoindre le beau pays des rêves après avoir préparer son lit et s'être habillée pour la circonstance, la cadette ne fit que ciller, posant sur sa table de chevet le cadre-photo que ses mains gardaient dans leur emprise, et ce tout en l'écoutant.

Un petit panda roux servait de peluche dans ses bras. En s'en apercevant, la lycéenne rougit violemment, comme surprise de voir qu'une fille d'apparence si intimidante, ordonnée et sombre, pouvait-on dire, conservait et emmenait avec elle, également, l'une des dernières reliques de son enfance. Une relique qui avait fait vraisemblablement un très long voyage pour arriver à destination, en vue du ton qu'employa son interlocutrice pour énoncer ses quatre heures de présence au sein du bâtiment. Quand elle lui retourna la question, Coco ne réussit qu'à hausser les épaules, n'ayant pas les mots pour exprimer son manque de réponse; depuis quand était-elle ici déjà ? Pendant qu'elle réfléchissait à la question, elle ne voyait pas que son aînée, assise sur le lit d'en face, doucement somnolait.

Yui l'interrompit dans le cours de ses pensées, lui faisant part d'une fatigue dont Coco se doutait déjà, en considérant le poids des cernes sous ses yeux. Le trajet du japon jusqu'ici s'était avéré épuisant, et les transports en commun peu fiables, pour ne pas faillir à leur habitude. Un trajet depuis le japon… cela lui rappelait sa conversation avec Shintaro, plus tôt en journée. Lui aussi était originaire du pays du soleil levant, et probablement étaient-ils du même âge. Mais pour en revenir à la conversation présente et pour passer sur le comportement du dit garçon plus tôt en journée - comportement qui l'avait pour dire fort intriguée -, l'heure n'était vraisemblablement à la discussion mais au repos. Si Coco avait eu l'avantage de vivre à seulement quelques minutes de route de son nouveau lieu d'étude, c'était loin d'être le cas de sa camarade de chambrée.

"D'accord. Ce… Ce n'est pas un problème, tu sais…"

Sa fatigue irait même jusqu'à arranger la jeune fille qui était plus du genre silencieuse que du genre loquace. Parler n'avait jamais été son point fort, point du tout ! Alors quand le silence s'installa, elle n'allait pas commencer à cracher dessus. Au contraire, d'une manière plutôt cynique, la lycéenne en fut même amenée à en sourire. Petit sourire, mais sourire quand même. Quelle hypocrite elle pouvait faire parfois…

Tandis que Yui s'installait sous ses couvertures et lui souhaitait une bonne nuit, Coco sortait ses affaires pour passer la nuit. Lui répondant d'une petite voix, elle se retourna ensuite et s'assura que sa nouvelle "colocataire" dormait à poings fermés, et celle-ci dormait comme une bûche sur un lit de feuilles en forêt ! Impressionnant à quel point un trajet en avion, en train, en car pouvait épuiser une personne… si elle s'en était douté depuis tout ce temps, elle l'aurait conseillé à ses parents quand sa petite sœur était encore un nourrisson, au moins cela lui aurait fait gagner plusieurs heures de sommeil durant son enfance. Des heures qu'elle avait perdues par ici et par là… et qu'elle ne récupèrerait finalement jamais.

Finissant de se torturer les méninges, dans la salle de bain, à son tour, la cadette se changea pour rejoindre son lit. Un lit auquel elle ne tarda pas à se confondre, se pelotonnant dans ses couvertures après avoir éteint la lumière de la chambre. Il y faisait chaud et réconfortant, il y faisait doux et bon de s'y reposer. Une douceur à laquelle Coco ne s'attendait pas, une odeur de neuf et de bien-être qui la borda et l'emporta loin du lourd poids du silence régnant dans la pièce.

Le lendemain matin, ce fut la sonnerie de son téléphone qui la tira de ses rêves, une sonnerie horripilante et qu'elle avait pourtant choisie de son plein gré peut-être une ou deux semaines auparavant. Toutefois, Coco fut loin de s'en rappeler à la minute où celle-ci retentit, cherchant plutôt par tous les moyens à s'en débarrasser, de sa main l'origine de cet horrible bruit qu'elle recherchait du mauvais côté, ce qui la mena hors de son lit dans un grand fracas. Pas de doute que ceux qui se trouvaient un étage en-dessous avaient été témoins de sa petite chute matinale, tout comme son ami poussin-en-peluche qui la regardait de ses yeux en billes noires, allongé à côté d'elle. Et cette sonnerie qui ne lui laissait aucun repos…

Ce ne fut étrangement que quand Coco se souvint l'emplacement de son téléphone que celui-ci cessa sa fanfare. Grimpant sur son matelas, encore mal réveillée, les cheveux en bataille, elle regarda l'identité de l'appelant. Et pourquoi ne fut-elle pas surprise de reconnaitre le numéro du téléphone fixe de sa maison… Sa mère était véritablement incorrigible. Soupirant le reste de son âme, la lycéenne tenta de reconnaitre le mobilier de la chambre. Sa valise gisait de l'autre côté de son lit, la table basse exposait une vieille photo de famille, à côté d'un vieux réveil à trotteur. Sept heures quart, évidemment. Elle remarqua ainsi le lit à proximité du sien, vide. Coco scruta la pièce, se laissa surprendre par la présence d'un regard sur elle, en suspendant le cours de sa respiration.

"Je… Bon matin, Yui… tu es déjà debout ?"

Encore une bête question qu'elle s'empressa d'étouffer dans un lourd déglutis. Tendant à mettre un peu d'ordre dans ses affaires, la jeune fille remit son oreiller droit, répara les dégâts de la nuit, passant au passage une main dans la forêt noire au-dessus de sa tête. Bon sang mais à quoi pouvait-elle bien rêvé pendant la nuit et pourquoi ne s'en souvenait-elle donc jamais…

La gêne poussa Coco à se racler la gorge, à se remettre debout en étouffant un bâillement par le dos de sa main. Puis, sans qu'il n'y ait de précédent, une question qui la travaillait depuis la veille ressurgit dans son esprit.

"Dis… si tu viens du japon… comment peux-tu parler aussi bien notre langue ?"