Finalement, ma blague n'était pas si drôle. Le voilà qui commence à me prendre dans ses bras, à m’appeler mamie et imaginer que j'ai dix mille ans. Non mais, et puis quoi encore. J'ai vraiment des rides et le visage en pagaille ? Ce n'est pas très flatteur, mais après tout, je me suis mis moi-même dans cette situation. Ce qui devait être une boutade en ma faveur se transforme en une plaisanterie de mauvais goût. Où ils sont ces abrutis qui ont rendu ce gamin dans cet état ? Si j'les attrape,
je ils meurent.
Je soupire. Comme toujours lorsque je désespère. J'vais devoir bercer ce mioche jusqu'à ce que l'effet de sa torpeur se dissipe. Je ne sais pas comment je vais tenir. Je savais bien que j'aurais dû préparer de la soupe et une tarte aux pommes avant de partir ; je l'aurais mis devant la télé avec ce repas festif digne des grand-parents et je serais sortir faire un tour, prendre l'air. Ahh, c'est beau de rêver. Trop tard, je suis dans la merde et je m'y suis plongé de mes propres mains. Faisons semblant jusqu'au bout.
J'accolade ce p'tit gars qui semble bien démuni. Il suce son pouce, avec un langue en vrac. J'esquisse un sourire gentil et attentionné - ce qui ne me ressemble nullement, mais j'essaie de le rendre réel. Je tapote ma main sur son épaule, en guise de réconfort et lui murmure à l'oreille :
« Ne t'inquiète pas mon poussin, mamie prendra bien soin de toi. »
Beurk, ça m’écœure de dire ça.
Mais ça me donne une idée.
J'entraîne mon compagnon d'infortune vers la boulangerie, lui faisant croire que je veux lui offrir une chocolatine fondante ; comme les mamies aimables et aimantes en offrent à leur adorable petit-fils. Je le traîne un peu, il marche si lentement ! J'accélère le pas, pour qu'il me suive, sans trop sembler le forcer. Mes souliers s'abîment sur les pavés, on dirait qu'ils sentent le drame qui va arriver. Leur couinement sur le bitume me fait rigoler ; un présage du sort qui attend Arno, son petit cri lorsqu'il commencera à cuire. Un rictus intérieur s'empare de moi sans que je ne puisse l'en empêcher ; je suis mauvais, je ne me ressemble pas, mais qu'est-ce que j'aime ça !
Mon ventre se tord de rire ; je ne peux m'arrêter. Je dois lâcher mon ami pour me tenir les boyaux tant les crampes sont douloureuses. Il y a bien longtemps que je n'avais pas retenu un rire aussi grand. Je ne peux le laisser sortir, ou il apeurerait le gamin à mes côtés. J'essaie de respirer lentement, en murmure à qui veut l'entendre :
« La vieillesse, la vieillesse, c'est douloureux. Je ne souhaite à personne ce malheur et ses incommodités. »
J'adopte un discours soutenu, afin de rentrer totalement dans mon personnage. Je reprends difficilement ma route, marchant comme un canard, mais enfin nous atteignons la boulangerie. Mon rictus cesse, je sais qu'il faut que je sois très prudent si je veux réussir mon coup.
Avez-vous déjà entendu parler de ce conte où la sorcière mange les enfants en les enfournant dans un poêle ? Avez-vous déjà imaginé la douleur des malheureux, cuisant, hurlant de douleur, leur chair se calcinant et leurs yeux fondant ? J'avais déjà imaginé tout cela, ressenti en moi la douleur qu'ils avaient pu éprouver - je n'ai jamais dit que je n'étais pas fou. Ainsi, je voulais que cet enfant qui me suivait depuis une heure déjà, puisse croire que sa mère-grand chérie le consumerait comme un vulgaire animal. Cela lui ferait peut-être reprendre ses esprits. Bien sûr, j'éteindrais les flammes avant la combustion. Si j'y arrive...
L'esprit tordu, j'approche mon compagnon du four à bois, que la vendeuse m'avait laisser visité. Allez savoir par quel miracle j'avais pu l'embobiner ; mon petit fils n'a jamais vu un four, il aimerait goûter les croissants dès leur sortie, alors qu'ils sont encore chauds, bla bla bla. Quoi qu'il en soit, la bonne-femme avait accepté de nous laisser passer.
Je prends un air enjoué - cette fois je n'ai pas besoin de faire semblant.
« Voilà mon petit, regarde ce beau four. Mmm, tu sens la chaleur des croissants qui dorent à l'intérieur ? Approche-toi, approche-toi, regarde-les prendre forme et couleur. Comme ils sont beaux ! Comme ils seront bons ! Attention, je vais ouvrir la porte, prépare-toi. »
Mon cerveau réfléchit à m'en brûler le crâne. J'ouvre rapidement la porte et d'un geste brusque pousse mon faux petit-fils à l'intérieur. Je le regarde à travers la vitre, comme nous le faisions à l'instant pour les croissants. J'espère qu'il aura peur. J'espère qu'il me suppliera de sortir. J'espère qu'il ne m'appellera plus mamie.