On me demande d'exposer mon histoire, de conter les détails de mon enfance. J'en sais rien, moi. Je ne peux pas connaître quelles sont les parties importantes, celles que vous voulez découvrir. Certains préfèreront que j'évoque la fois où j'ai appris que les murs pouvaient parler. Où j'ai entendu les fauteuils grogner sous mon poids, où j'ai surpris les livres chuchoter dans mon dos. Ils parlaient tous de moi, c'est certain. Sinon, pourquoi se seraient-ils tu, ces murs, lorsque j'entrais dans leur pièce ? Pourquoi auraient-ils soudainement arrêté de parler, ces bouquins, quand je me tournais avec un regard mauvais vers eux. De plus, ce sont des malins. Lorsque je racontais aux autres mon problème, ces éléments parlants avaient vite fait de se taire, pour n'éveiller aucun soupçon.
D'autres préfèreront que je leur raconte la fois où j'ai offert un mobile pour mon frère. C'était pour son premier anniversaire, je m'y étais pris des semaines à l'avance, pour être sûr d'avoir terminé le mobile que je lui confectionnais. Pour ce faire, j'avais choisi les plus beaux oisillons, les plus colorés et les plus joyeux. Je m'étais servi de leurs boyaux afin de les relier les uns aux autres, pour qu'ils tournent d'un même mouvement lorsqu'ils seraient pendus. J'avais mis du cœur à l'ouvrage, y passant tout mon temps libre. Le résultat était fantastique, à l'époque j'étais encore jeune mais c'était ma plus belle création. Ainsi, le jour tant attendu, j'accrochai le mobile-oiseau au dessus du lit de mon cadet. Quand mes parents le virent, ils n'explosèrent pas de bonheur comme je m'y étais attendu. Ils jetèrent mon présent à la poubelle avec rage et je fus interdit de voir mon petit frère les jours qui suivirent. Au cas où j'aurais l'idée de lui offrir d'autres cadeaux de ce genre. Ils rêvaient, je n'allais pas prendre des heures de mon temps à reconfectionner un cadeau pour qu'il termine à la poubelle ! Même à l'époque, j'avais déjà un peu de bon sens.

Je pourrais vous raconter cela comme n'importe quoi d'autre. Cela fait partie de ce que l'on appelle la vie. Ma vie. J'ai encore du mal à savoir à quoi ce terme réfère vraiment. Comment ma vie, à moi, pourrait-elle être signifiante et intéresser qui que ce soit ? Je ne suis qu'un grain de poussière poursuivi nuit et jour par les envoyés d'un dieu inconnu, un moins que rien dans l'univers, un morceau de particule dans un désert chimique. Je ne suis rien, pas plus que mon histoire.

Et pourtant, je suis suivi. Où que j'aille, on me pourchasse. Je sens ces présences dans mon dos, ces caméras qui me fixent et ces flashes qui m'assaillent. Je reconnais ces espions à travers la foule, même si je fais mine de ne pas les voir. Ils sont malins, ce ne sont jamais les mêmes, mais je sais que ce sont eux.
Je l'ai une fois raconté à mes parents, cette sensation - que dis-je, cette certitude ! - d'être pourchassé, et aussitôt elle m'emmena voir un médecin de l'esprit. Je ne voulais pas le voir, celui-là. Ses livres, rangés proprement sur ses étagères, murmuraient qu'ils sauraient tout de moi et qu'ils pourraient aller leur répéter. Je n'avais pas envie de lui raconter ma vie, à ce grand chauve effrayant, qu'avais-je à lui dire ? La même chose qu'à vous ; pas grand chose. Ainsi, je lui déballais les grandes lignes de mon existence. Avec ça, il serait content et ne m'embêterait plus.

Ainsi, toutes les semaines je retournais le voir. Depuis que j'ai huit ans, mon rendez-vous quotidien avec ce chauve se déroule le mercredi midi. Tout le temps. J'ai beau prévoir plein de choses à faire, ce mercredi midi, je n'échappe jamais au rendez-vous sacrificiel. Ou, j'y sacrifie mon temps. Je ne lui dit rien. Au début, j'ai essayé, mais cela s'est vite retourné contre moi. Alors, depuis bientôt onze ans, on se regarde, je le regarde, il me regarde, et nous nous taisons. Parfois, il essaye de lancer une question, pour me mettre à l'aise. Je répond de façon monosyllabique, et je retourne dans mon silence. Il me dit souvent que le silence en dit plus que les mots. Je ne crois pas. Si cela était si utile, il m'aurait déjà relâché.

Je ne suis presque jamais allé à l'école. Le primaire était amusant, mais quand on s'aperçut que j'étais le seul à ne pas avoir de boue à l'intérieur de ses chaussures, on me soupçonna avec raison d'en mettre dans celles des autres. Oui, c'était moi et je l'avouai. On me reconnut aussi coupable de vouloir couper les doigts de mes camarades de classe. Oui, j'avoue. Je prenais un cutter trouvé chez moi et je voulais voir comment c'était, à l'intérieur d'un homme. Ils ont de la chance, j'aurais pu vouloir couper autre chose... Quand la première phalange fut réellement coupée, on me changea d'établissement avec une punition sévère. Voilà ce qui en coute d'être curieux.
Après plusieurs années, mes parents ne prirent pas la peine de m'inscrire au collège. Ils m'inscrivirent à des cours à domicile, que je faisais sur ce que l'on appelait déjà à l'époque, un ordinateur. C'était tout nouveau, et je n'aimais pas ça. Derrière cette grosse boîte nommée écran, j'avais toujours peur - et c'était justifié - que quelqu'un soit en train de m'observer. Alors, quand je ne m'en servais pas, je tournais l'écran vers le mur, et jetais un rideau dessus.
Quand je fus en âge de comprendre qu'il fallait que je garde ma curiosité pour moi, je pus retourner à l'école. C'était le lycée, et pour moi, tout était nouveau. Je ne me fis pas beaucoup d'amis, mais c'était suffisant. Je ne pouvais pas me permettre de connaître tout le monde et encore moins que tout le monde me connaisse. Sait-on jamais, s'ils avaient envoyé des écoliers à mes trousses... Ce que je ne tardai pas à découvrir. Il y avait une bande de fille qui suivait des yeux le moindre de mes mouvements ; j'allais dans une pièce, elles me suivaient. Je les entendais rire dans mon dos et je les voyais rougir quand je les y surprenais. Un jour, ce fut la révélation que mes idées étaient correctes ; l'une d'elle me demanda mon numéro de téléphone et si je voulais la voir le soir ! Et pis quoi encore ! Ca sentait l'espionnage à plein nez ça ! Je refusai d'un ton catégorique, en lui disant que j'avais compris son petit manège et qu'elles étaient idiotes de ne pas être plus discrètes. Après cela, je ne les revis plus.
Je reste sur mes gardes, quand quelqu'un s'approche trop de moi. C'est très suspect de vouloir se rapprocher de quelqu'un, sans raison. Je préfère rester seul, où avec les amis que j'ai moi-même choisis. Même si je garde un certain recul par rapport à ça et ne leur fait jamais part de mes bizarreries.

Bref, j'eus mon diplôme, avec un peu d'effort, même si je sentais que le surveillant du baccalauréat avait un truc contre moi. Je pense qu'il a dû prendre ma copie une fois rendue et modifier mes bonnes réponses par des mauvaises, ce qui m'a valut une note moyenne, mais passable tout de même.
Je suis ensuite allé en prépa, ne sachant pas vraiment à quoi ça me servirait, mais parce qu'il fallait bien que je fasse quelque chose. Hors de question de rester chez moi toute la journée, je serais bien trop vulnérable.